Article paru dans Recherche & Santé n°166 – La revue de la Fondation pour la Recherche Médicale – printemps 2021 /
La vérité scientifique existe-t-elle ?
Depuis le début de la pandémie de Covid-19, de nombreux médecins et chercheurs ont exprimés des désaccords et ce pour des raisons légitimes. Mais l’on a aussi entendu beaucoup de pseudos experts s’exprimer à tort et à travers dans les médias. Alors que notre besoin de comprendre et d’expliquer n’a jamais été aussi présent dans notre vie quotidienne, se développe en même temps une certaine défiance envers la science en général, et la santé en particulier.
Points de vue de deux experts sur cette question.
Dominique Costagliola
Épidémiologiste, directrice adjointe de l’Institut Pierre-Louis d’épidémiologie et de santé publique (Sorbonne Université, Inserm), Grand Prix de l’Inserm 2020 pour l’ensemble de ses travaux, notamment sur le VIH et la Covid-19
Plus qu’une réalité, je pense que la vérité scientifique est plutôt un objectif à atteindre, car les connaissances se construisent jour après jour. Elles se fabriquent à plusieurs et peuvent évoluer dans le temps. Il arrive par exemple que l’on apprenne quelque chose pendant sa formation, et que finalement au cours de sa carrière l’on découvre que c’est faux ! D’ailleurs, je préfère parler de connaissances scientifiques plutôt que de vérité. Et il faut avoir l’humilité suffisante pour penser que peut-être, nous n’avons pas tout vu, pas tout compris d’un phénomène. À ce propos, j’aime comparer la science à un endroit que j’aime tout particulièrement, il s’agit du jardin sec du Ryoan-ji, qui est à Kyoto au Japon. Dans ce jardin, 15 pierres sont disposées sur un lit de cailloux parfaitement ratissés. Mais où que l’on se place pour contempler ce jardin, on ne voit jamais plus de 14 pierres à la fois. C’est la même chose lorsqu’on met en place un dispositif expérimental pour étudier scientifiquement un fait : on voit peut-être 14 pierres, mais on ne sait pas si au total il y en a 15 ou bien des dizaines de milliers ! Garder cela en tête permet de rester modeste par rapport aux découvertes que l’on fait. Il faut aussi garder en tête que les connaissances scientifiques ne doivent pas être considérées isolement, en dehors de leur contexte historique ou politique par exemple. Et qu’il est normal qu’il existe des débats d’idées et entre communautés d’experts. C’est aussi comme cela que l’on tend vers la vérité scientifique.
Étienne Klein
Physicien et philosophe des sciences, directeur du Laboratoire de recherche sur les sciences de la matière au CEA de Saclay, auteur notamment de « Le goût du vrai » paru en 2020 aux éditions Gallimard.
La science est parvenue à de nombreuses reprises, parfois au prix de longues années de controverses et de débats, à déterminer des réponses claires et convaincantes à des questions bien posées . Et qui ne sont aujourd’hui quasiment plus remises en cause. Ces « vérités » peuvent encore évoluer, évidemment, mais sont peu susceptibles d’être complètement abandonnées. Toutefois, la formulation de certaines d’entre elles doit être remaniée pour tenir compte de l’évolution des connaissances. La science n’aurait pas de sens pas si elle n’avait pas pour horizon l’idée de vérité, mais il faut toujours rester prudent et précis dans la façon d’énoncer les vérités dites « de science ».
L’un des problèmes que nous avons actuellement, c’est que l’on confond la science et la recherche, qui sont pourtant deux choses différentes. Il existe d’une part un corpus de connaissances scientifiques en lequel on a toutes les bonnes raisons d’avoir confiance, et d’autre part des questions dont la réponse n’est pas encore connue. Un chercheur a conscience de ce que l’on sait et ce que l’on ne sait pas : chercher, c’est douter ! Mais si l’on confond science et recherche, alors l’idée de doute, consubstantielle à la recherche, colonise l’idée même de science, et on en vient à dire : « la science, c’est le doute ». Mais si la science, c’est le doute, alors pourquoi nous interdirions-nous de la contester à partir de notre propre « ressenti », de nos croyances, de nos convictions ? Cela promeut en outre l’ultracrépidarianisme : tous ces soi-disant experts qui parlent avec beaucoup d’assurance de sujets qu’ils ne maîtrisent guère ! Confondre science et recherche a des effets ravageurs.